ISS – Carnet de bord d’une résidence dans l’espace

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Extrait du carnet de bord (lecture complète)

12 mars 2014 Baïkonour au Kazakhstan

Tout à l’heure en allant prendre l’air pour profiter des furtifs rayons de soleil, avant de retrouver l’équipe d’astronautes avec qui je vais bientôt embarquer, je me suis souvenu d’un fait. Je ne l’avais pas vraiment oublié, seulement, j’ai dû le ranger dans un petit coin, dans mon armoire à souvenirs. Ma réminiscence a franchi les mille petits seuils du désordre des choses en poussière afin de mettre mon passé en ordre. (1)

J’avais seize ans quand je fis mon premier voyage à bord d’un bateau. Ce fut pour moi intense en émotion. Nous sommes partis sur un catamaran de douze mètres de Belle-Île-en-Mer jusqu’au nord de l’Espagne, le port de Bilbao fut notre première escale. Nous avons passé trois jours en pleine mer, je n’étais jamais restée aussi longtemps sur l’eau auparavant. J’ai lutté tant bien que mal contre mon premier compagnon de voyage, le mal de mer. J’étais, au départ, très impressionnée par cette immensité sur laquelle nous naviguions. J’imaginais toujours qu’il y avait en dessous de nous des bestioles faisant le double de notre navire, je fermais les yeux et je les imaginais, comme une sorte de vue en contre-plongée.

Lors des quarts, que nous étions tenus de faire la nuit pour le bon déroulement de la traversée, je fis pour mon plus grand bonheur la rencontre de la Voie lactée. Cette image banale que j’ai pu voir des centaines de fois se voit donner le signe de “la première fois ” (2). J’avais à ce moment précis dépassé la limite d’un monde que je connaissais. Je m’étais même empressée de capturer avec mon petit appareil photo, jetable et étanche, ce beau ciel constellé. Jean-Pierre, capitaine et père de mon amie, n’a pas pu s’empêcher, sur un petit ton moqueur, de m’indiquer que cela était inutile, qu’il valait mieux laisser faire ma mémoire. Mes souvenirs seront plus intenses que la déception d’une photo ratée. Les photos sont d’ailleurs souvent oubliées dans un coin. Savoir que j’ai seulement l’image de ce ciel imprégnée dans ma mémoire et aucune photo, me permet de faire un travail de recherche à chaque fois que je veux m’en souvenir. J’étais entourée de deux immensités. L’une comme l’autre m’impressionnaient et j’étais alors en prise avec plusieurs sentiments: la peur, car je me sentais vraiment minuscule, une poussière sur un plancher, mais aussi l’excitation, parce que ce qui m’entourait était
si vaste que tout était alors possible. Je ne pensais pas qu’un jour, je pourrais regarder la mer de là-haut, à quelques centaines de kilomètres de la terre.

«Dans certains états de l’âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux. Il en devient le symbole »(3)

 

(1) et (2)  Gaston Bachelard : la poétique de l’espace , p.135 les objets qui ont une fonction de rangement comme l’armoire ou les tiroirs sont présentés par Bachelard comme des modèles d’intimité, témoins du besoin de l’homme de garder des secrets. Parfois ces objets s’ouvrent laissant se révéler l’espace de l’intimité. Le coin répond quant à lui à des rêveries autour des fonctions d’habiter. Le vide est rempli, habité avec le coin qui nous donne aussi envie de s’y blottir. 

(3) Baudelaire : Journaux intimes éd. G. Crès et Cie, p23)